L’entreprise libérée se définit comme étant une organisation dans laquelle les salariés sont totalement libres et responsables des actions qu’ils jugent bon – eux et non leur patron – d’entreprendre. Afin d’approfondir ce sujet, et avant de rendre compte de certaines pratiques d’organisation qui s’y inscrivent et/ou s’en inspirent, nous avons été à la rencontre du théoricien du concept de l’entreprise libérée, Isaac Getz. Revenir à la source de cette théorie permet ainsi d’en comprendre les rouages, bien loin de l’idée d’une conception organisationnelle simpliste.
La théorie d’entreprise libérée mal exploitée selon Isaac Getz
Depuis la sortie de son livre Liberté et Cie, la notion d’entreprise libérée ne cesse de raisonner bien que parfois à tort. L’auteur explique pourtant qu’il s’agit véritablement d’une philosophie certes, mais qui reste pratique : ” ce n’est donc pas juste philosopher pour philosopher, c’est pour mettre quelque chose en pratique, pour que ça marche et que ça donne un résultat concret “, affirme-t-il.
Selon lui, il n’existe pas de “modèle” d’entreprise libérée, mais bien plusieurs solutions, propres à chaque histoire et culture des entreprises. Et Isaac Getz de rajouter :
“ Elle repose sur des principes, une conviction des patrons qui les articulent dans un contexte humain et culturel unique à chaque entreprise, ou chaque magasin dans une chaîne de distribution par exemple. Tandis qu’il y a des gens qui croient qu’il y a des modèles qu’on peut mettre en place, les entreprises libérées se focalisent plutôt sur l’humain, les relations au sein de l’entreprise, qui est une sorte de communauté de gens qui partagent la même vision, le même destin, la même valeur et ne se focalisent pas à mettre en place telles ou telles pratiques hiérarchiques puisqu’elles émergent alors naturellement. ”
Entreprise libérée : entre intelligence individuelle et collective
L’entreprise libérée est souvent associée à la notion d’intelligence collective. Certes, elle fait partie de ses fondements, mais il y a tout intérêt à la nuancer précise-t-il :
” C’est un mot comme esprit d’équipe ou encore collaboratif, on peut l’utiliser dans tous les sens. L’intelligence collective, dans l’entreprise libérée, ce n’est pas quelque chose qu’on annonce, ce n’est pas un outil, une technique, ce n’est pas une méthode. C’est quelque chose qui émerge à partir du moment où, quand il y a un problème, on demande à l’équipe et pas à un individu, de trouver la solution ensemble. C’est à ce moment-là qu’ils sont obligés de mobiliser leurs intelligences individuelles et de les mettre en commun. Après, on va vous dire – et c’est tout à fait juste -, qu’ils n’arrivent pas bien à se coordonner et que les réunions sont un gros bazar. C’est là qu’il existe des techniques qui leur permettent d’aller plus vite, et de faire cette mise en commun, de manière plus efficace. C’est prendre des décisions par consentement plutôt que de manière autoritaire. “
Si l’entreprise libérée était la solution à tous les problèmes d’organisation, comment se fait-il que si peu d’entreprises s’y engagent, et plus particulièrement : pourquoi y-a-t-il si peu de patrons qui transforment leur organisation de cette manière ?
À ces interrogations, l’auteur répond : ” ce n’est pas simple du tout. On se sent très souvent seuls et découragés. Imaginez, vous dites par exemple à une équipe : écoutez, mon objectif c’est de vous donner la liberté d’agir, et vous serez responsable. Ils vous regardent et vous disent : on ne veut pas, c’est vous le chef, on n’est pas payés pour réfléchir. On nous dit ce qu’il faut faire et on le fera.” Alors parfois vous pouvez être frustrés, vous vous posez dix mille questions, vous cherchez comment faire, et certains abandonnent. Donc on s’est dit qu’il faut créer un écosystème, un ensemble de ressources disponibles pour réfléchir l’entreprise, pour ces patrons qui cherchent à transformer leurs entreprises et dans ce cas il y en aura plus qui oseront se lancer et parmi eux, certains qui réussiront. ”
Entreprise libérée : tout un écosystème
Cet écosystème, Isaac Getz le co-anime, et le présente de la façon suivante : ” un certain nombre de leaders libérateurs – donc d’autres patrons – et moi-même, avons une petite association (Association des Entreprises Libérées) qui cherche à partager des pratiques, organiser des campus (on en a organisé deux, la première en 2015 avec 500 personnes et l’autre, l’année dernière avec 700 personnes), on invite des intervenants, on met en place des conférences, on répond aux entretiens. Dans cet écosystème, il y a aussi des journalistes qui écrivent souvent sur le sujet, des syndicalistes, des réseaux sociaux, plein de choses qui se passent et qui constituent des ressources qui servent les leaders qui veulent se lancer dans la libération de leurs entreprises. “
Afin de mieux comprendre le lien entre cet écosystème et la multiplication des libérations d’entreprises, il explique qu’il y a eu trois générations d’entreprises libérées.
- En ce qui concerne la première génération dont les traces remontent principalement à 1958 (Goretex, USAA, Radica Games, Favi, Semco…), chacun l’aurait fait dans son côté : ” Il y avait quelques échanges parce qu’elles étaient tellement rares que certains sont partis voir comment ça se passait chez les autres, mais globalement, chacun a suivi son chemin tout seul, et dans une incompréhension parfois totale. “
- La deuxième génération, depuis 2005-2006 (Poult, ChronoFlex, IMATech, HCL, le ministère belge de la Sécurité Sociale…) ” avait donc déjà vu et savait qu’elle pouvait récolter des résultats. Ce monde s’est mis à exiger des entreprises qui sont le contraire des modèles rigides avec des hiérarchies et autant de procédures. On cherche de plus en plus des entreprises réactives et agiles et donc, ces entreprises de la deuxième génération, on ne les a pas considérés comme des fous, mais plutôt comme des pionniers qui montrent un chemin très intéressant “.
- La troisième génération a vu le jour entre 2010 et 2012 (Airbus, Decathlon, Kiabi, Michelin, le ministère belge des Transports…), et est due en grande partie à l’écosystème qui s’est construit. Plus les ressources sont nombreuses, plus les conditions sont favorables, ce qui ne peut qu’enthousiasmer et aider les dirigeants et les collaborateurs à vivre, produire et reproduire la libération de leurs entreprises. Ou au moins, à essayer de le faire.
Entreprise libérée : que deviendraient les DRH ?
Enfin, il souligne l’importance du rôle des ressources humaines et des fonctions supports dans le monde du travail d’aujourd’hui, et dans les organisations libérées : ” on parle de l’humain, de l’homme dans l’entreprise, il y a donc à priori une fonction qui doit s’en occuper. Il y a beaucoup d’acteurs qui aimeraient s’occuper de l’être humain en entreprise, sauf que malheureusement, ce dont ils s’occupent, c’est les ressources humaines. Ils mettent en place plein des procédures de recrutement, d’intégration, de formation, de ceci et de cela, et quelque part, dans tout ça, l’homme n’est plus au centre. Ça ne veut pas dire que ces mêmes personnes – comme les managers qui deviennent leaders – ne peuvent pas devenir des acteurs importants dans cette transformation. Il y a un certain nombre de transformations d’ailleurs, où les DRH et autres acteurs de cette fonction ont un rôle très actif qui les transforme aussi. Ils deviennent des facilitateurs, des coachs qui accompagnent les équipes sur beaucoup de sujets et formations, les aident à gérer certaines problématiques, les assistent par leur savoir-faire et leur expertise. ”
Auteur(s)
- Margaretta El Khoury
Passionnée par les innovations managériales et les éternelles révolutions du monde du travail, j'accompagne les sociétés dans l'évolution de leurs organisations et leurs pratiques. Bref, Tocqueville le jour, Hemingway la nuit !