Les biais cognitifs et le recrutement, c’est une histoire vieille comme le monde ! D’ailleurs, le biais cognitif — ce mécanisme naturel qui tend à dévier le jugement et la pensée rationnelle — fait partie de notre vie.
Notre cerveau traite en effet des milliards d’informations en permanence. Pour que celles-ci soient analysées au mieux, c’est-à-dire pour nous permettre de vivre notre vie quotidienne, d’avoir des repères dans notre environnement, de réagir en cas de danger, etc., notre cerveau simplifie la réalité quitte à se tromper, du moins temporairement.
Les biais cognitifs — comme le biais de confirmation, cette tendance très commune à ne rechercher et ne prendre en considération que les informations qui confirment les croyances qu’on a déjà et à ignorer ou discréditer celles qui les contredisent — sont des raccourcis qu’utilise notre cerveau pour prendre des décisions et passer à l’action.
En s’opposant de manière frontale à la pensée rationnelle, certains biais cognitifs peuvent cependant nuire à notre vie quotidienne ou professionnelle et nous mener sur de fausses pistes. On citera par exemple le biais de personnalisation, le fameux « ce qui m’arrive est de ma faute » qui nous empêche alors de chercher une solution à notre malheur en l’attribuant à quelque sombre malédiction dont nous serions la victime.
Lors d’un entretien de recrutement, il en va de même. Le besoin de prendre des décisions rapides nous amène parfois à prendre des raccourcis qui nuisent à la qualité de celles-ci. Un des biais que l’on rencontre le plus fréquemment est le biais de projection ou de faux consensus : on a tendance à penser que la plupart des individus pensent et raisonnent comme nous, voire qu’ils sont d’accord avec nous.
En matière de recrutement, il est assimilé au biais d’appartenance ou d’endogroupe qui correspond à la tendance qu’ont les individus impliqués dans le processus de recrutement à favoriser les candidats dans lesquels ils se retrouvent, que ce soit par rapport à un hobby, une personnalité, des valeurs communes. Le piège étant que l’on se laisse séduire par un candidat pour les mauvaises raisons !
Ce biais est donc celui qui vous fait dire : « Il partage les mêmes valeurs familiales que moi et nous avons les mêmes passe-temps, c’est le candidat idéal ! »
Autre biais très classique : l’effet de halo. Proche du stéréotypage, il est souvent assimilable à l’adage « il ne voit que ce qu’il veut bien voir ». Ce biais consiste à généraliser l’ensemble de caractéristiques d’une personne à partir d’une seule. La première impression sur un candidat va avoir un effet en chaîne sur la suite des interactions.
Ce biais fait que vous aurez tendance à percevoir un candidat avec une belle apparence physique comme quelqu’un de compétent ; à l’inverse, un candidat moins soigné souffrira de l’image de quelqu’un de peu rigoureux.
L’objectif de cet article n’est pas de passer en revue tous les biais cognitifs. Notre époque est celle de la quête du soi, du développement personnel et de la vulgarisation scientifique. D’innombrables articles de blog ou de vidéos YouTube décrivent en long, en large et en travers ce que sont les biais cognitifs. Pour égayer vos soirées d’hiver, nous ne saurions que vous recommander la chaîne ScienceEtonnante et sa série « Crétin de Cerveau ».
Intéressons-nous maintenant aux différentes façons de lutter contre les mauvais tours que nous tend notre pensée en la rendant plus rationnelle lors des phases de recrutement.
Accepter le fait que notre jugement est biaisé
C’est la première étape. Notre cerveau humain est ainsi fait, nous ne pouvons pas éliminer les biais cognitifs. Alors, comme le précise Delphine Hervé de la fondation Mozaik dans un article publié sur le site Maddyness : « La première des clés est de rester humble, il faut bien comprendre que ce serait une hérésie de penser que l’on peut supprimer les biais d’un point de vue cognitif. Au contraire, il faut en prendre conscience et les accepter. »
Ne pas décider seul
C’est le réflexe de survie numéro 1 pour limiter les erreurs de recrutement. Si vous êtes DRH d’une PME, par exemple, il est fort possible que vous soyez seul aux commandes du département ressources humaines et que vous deviez endosser la responsabilité de recrutements parfois réalisés dans l’urgence. De multiples biais cognitifs peuvent alors jouer en votre défaveur pour vous permettre de recruter rapidement, car c’est votre objectif, mais en augmentant les risques d’erreur. Sachez vous entourer pour multiplier les avis et réduire la marge d’erreur.
Le recrutement collaboratif comporte d’ailleurs de nombreux autres avantages, dont celui de contribuer à la création d’une culture d’entreprise plus inclusive et participative. Chaque personne étant différente, aucune ne verra exactement la même chose et cela vous permettra de soulever des points que vous n’auriez peut-être pas remarqués seul.
Impliquez donc au moins le manager qui aura la charge de la nouvelle recrue dans vos prises de décision. D’une part, c’est lui qui sera amené à travailler avec, donc il vaut mieux qu’il l’ait validé. D’autre part, il a une vision différente de la vôtre concernant l’équipe qu’il gère et les missions qu’il remplit. Il ne place pas forcément le curseur de ses priorités au même endroit que vous. Si vous le pouvez, faites aussi participer d’autres membres de l’équipe de recrutement ou de la future équipe du candidat.
Former ses équipes !
Qu’on se le dise, le feeling ne suffit plus pour recruter efficacement. Recruteur est un métier à part entière, et il est beaucoup plus difficile à pratiquer qu’on ne le pense lorsqu’on n’a aucune expérience ni formation dans ce domaine.
Ainsi, n’hésitez pas à former toutes les personnes qui vous accompagneront dans vos prises de décision, et à faire vous-même régulièrement des formations pour rester à jour sur les dernières techniques d’entretien, de prise de décision, les bonnes pratiques, les analyses du comportement, etc.
Une formation aux techniques de questionnement permet, par exemple, d’éviter le biais de cadrage. Ce biais est très répandu parmi les recruteurs débutants ou « amateurs », à savoir ceux dont ce n’est pas vraiment le métier. Concrètement, ils peuvent avoir tendance à débuter leur entretien avec une idée bien précise en tête de ce qu’ils attendent de cet échange et avec la volonté quasi affichée d’être confortés dans leur opinion et leurs préjugés. Ainsi, ils formulent leurs questions de telle manière que le candidat sait exactement la réponse attendue et souhaitée par le recruteur. Il ira ainsi dans ce sens, sans pour autant que cela soit la vérité.
Recruter des recruteurs expérimentés
C’est l’alternative au point précédent. À la croisée de plusieurs disciplines — vente, marketing, communication et psychologie —, le recrutement exige de l’expérience, un vrai sens de la communication, une aptitude à la négociation et une réelle compréhension des enjeux business. Cela n’est pas pleinement accessible à un débutant.
Un processus de recrutement bien cadré
Une fois que l’équipe de recrutement et toutes les parties prenantes sont bien formées, il est important de mettre en place et de formaliser un processus de recrutement clair et structuré, et que ce dernier soit largement diffusé et connu de tous. Ce processus n’est, bien évidemment, pas figé et gravé dans le marbre, et doit être passé en revue et réactualisé au moins une fois par an au gré des changements de stratégie de l’entreprise, des changements d’outils et de l’évolution du marché du travail.
Dans ce processus, il est également important de veiller à distinguer les différentes étapes d’un recrutement, et tout particulièrement le temps du recueil des informations et le temps de l’évaluation de ces informations.
Nous savons, en effet, que les biais cognitifs sont plus nombreux et se font plus « pressants » dans les situations où les décisions doivent être prises très rapidement. Il n’est donc jamais recommandé et judicieux de mélanger ces deux étapes et de prendre des décisions à chaud.
Voici deux conseils pour structurer votre processus de recrutement.
Utilisez la technologie
Le digital peut vous aider à formaliser les profils que vous rencontrez en entretien. Cela peut aller d’un simple tableur Excel utilisé par les recruteurs, managers ou autres salariés ayant rencontré un candidat, à un outil de SIRH plus complexe qui permet de croiser des données sur plusieurs années. Dans les deux cas, l’objectif est de recueillir les informations relatives aux candidats — en entretien ou par ailleurs — en gommant leurs aspérités émotionnelles.
Structurez vos entretiens
Ayez un scénario d’entretien balisé, avec des questions identiques pour tous les candidats. On a beaucoup vanté les mérites des entretiens sous forme de conversation, peu formels ou le moins possible. Le problème, c’est que certains candidats sont plus à l’aise dans l’exercice que d’autres. Et vous-même aurez plus d’atomes crochus avec certains candidats qu’avec d’autres. Et cela va forcément influencer la discussion et l’implication que vous y mettrez. Le fait d’avoir des questions identiques vous assure une implication minimale et la possibilité pour chacun de montrer ses capacités.
Pour aller plus loin : les deux types de questions à utiliser pour éviter les biais cognitifs
Les questions situationnelles, où l’on demande au candidat de se projeter dans une situation (« Que feriez-vous si votre manager vous demandait de l’aider à masquer une faute professionnelle qu’il a commise ? »).
Les questions comportementales, où l’on demande au candidat de parler d’un épisode qui a déclenché un comportement chez lui (« Parlez-moi d’une fois où vous avez dû prendre une décision dans l’urgence ? »).
Ces questions contextualisent les compétences de vos candidats. Pour chacune d’entre elles, vous devez avoir des critères d’évaluation précis (gestion du stress, capacité à garder son sang-froid, capacité à rebondir…) et les justifier.
Bien préparer ses entretiens
Afin de limiter les biais cognitifs, il est indispensable que les recruteurs préparent bien leur entretien de recrutement afin de cerner au mieux leurs attentes et leurs exigences vis-à-vis des candidats. Cela leur permet d’établir des critères de sélection et de décision spécifiques à chaque poste à pourvoir. Ces critères doivent être établis en amont des entretiens afin qu’ils ne soient pas influencés par les échanges avec les candidats rencontrés, et doivent être les mêmes pour tous les candidats afin de garantir l’évaluation la plus équitable possible.
S’appuyer sur des critères de sélection et de décision précis permet de se focaliser sur les seuls éléments importants en entretien et de ne pas « s’éparpiller » sur des éléments secondaires. Cela permet ainsi de déjouer plusieurs biais dont celui de l’extraordinarité, à savoir la tendance à donner plus de valeur à quelqu’un qui possède une caractéristique « extraordinaire » ou fortement atypique — comme être champion d’échec avoir fait le tour du monde ou parler huit langues — alors que ce n’est guère pertinent pour le poste à pourvoir.
Penser à l’envers
C’est un exercice intéressant auquel vous pouvez vous livrer quand vous pensez que votre décision est prise au sujet d’un candidat. Au lieu de vous demander « Pourquoi je devrais le recruter ? », demandez-vous plutôt : « Quelles sont les raisons pour lesquelles je devrais choisir quelqu’un d’autre ? »
Cette technique dite « de l’avocat du diable » est notamment utilisée par les services secrets israéliens depuis les années 70.
Elle consiste à désigner lors de chaque réunion un membre de l’équipe devant jouer le rôle de l’avocat du diable. Le membre nommé aura ainsi pour mission de s’opposer délibérément à l’avis général et de challenger le consensus apparent en formulant un maximum de critiques et de contre-arguments.
Dans la même veine, la technique du pre-mortem permet elle aussi de se débarrasser de certains biais. Le pre-mortem a pour but de stimuler le débat et de faire en sorte qu’avant la prise de décision, un maximum de réserves, d’objections et de risques soient exprimés, à l’instar de l’avocat du diable, mais cette fois-ci de manière collégiale.
Concrètement, il est demandé à l’équipe de se projeter dans un futur (+ deux, trois ou cinq ans) où le projet — en l’occurrence le recrutement — a échoué et de procéder collectivement à l’autopsie du projet ainsi « décédé » en indiquant les raisons les plus plausibles ayant conduit à cet échec. Chaque membre de l’équipe est invité à écrire – si possible de manière anonyme – la ou les causes possibles de ce fiasco. Ces dernières sont alors passées en revue et des solutions sont apportées par tous les membres de l’équipe pour y remédier et renforcer au maximum le projet.
Et vous, quels sont les biais qui interfèrent le plus dans vos prises de décision ? Quelles sont vos techniques pour prendre des décisions plus rationnelles ?
Auteur(s)
- Sarah Akel
Rédactrice en chef de Change the Work, j'explore le travail sous toutes ses coutures en espérant montrer l'importance du métier RH dans l'entreprise de demain...