L’expérience est à tenter : évoquer les mots « d’Intelligence Artificielle » auprès de spécialistes des Ressources Humaines suscite invariablement l’une de deux réactions. La première est celle d’un fort enthousiasme technophile. Ce dernier considère l’Intelligence Artificielle comme la prochaine révolution des RH, qui s’apprête dans les prochaines années à rénover de fond en comble les organisations et les environnements de travail. La seconde réaction fait montre d’un scepticisme parfois moqueur, considérant que l’Intelligence Artificielle ne serait qu’un effet de mode largement surestimé. Comment comprendre une telle opposition ? Comme souvent, la réalité se trouve probablement entre ces deux extrêmes.
Il faut reconnaître que l’histoire de l’IA donne raison aux sceptiques. Les « hivers de l’Intelligence Artificielle », qui se sont succédés des années 70 à la fin du XXe siècle, sont autant d’exemples d’un enthousiasme infondé. Pourquoi donc ce nouveau regain d’intérêt pour l’IA serait-il alors différent ? Ce qu’il est important de comprendre à cet égard est que les capacités de l’Intelligence Artificielle n’ont jamais bénéficié de fondations aussi solides qu’aujourd’hui, et cela tant du point de vue matériel (les processeurs sont devenus suffisamment puissants pour supporter des calculs extrêmement complexes), qu’immatériel (les données, carburant des IA, sont disponibles en nombre infiniment supérieur). C’est ce qui permet aux technologies d’apprentissage automatique de connaître leur essor actuel. Cela invite à prendre ce développement au sérieux, bien qu’il soit impossible de prédire avec certitude l’échéance d’une maturité des outils d’apprentissage supervisé ou semi-supervisé.
C’est pourquoi il est crucial pour les spécialistes des Ressources Humaines de commencer dès à présent à s’informer sur l’Intelligence Artificielle et ses capacités, afin d’en avoir la vision la plus juste possible, et d’en comprendre les impacts tout autant que les limites. Rejoindre des cycles de formations sur l’IA est ainsi une première étape pour la compréhension de ces enjeux.
Cette connaissance est indispensable afin de mieux appréhender les effets de l’Intelligence Artificielle sur les organisations. La structure des emplois et les méthodes de travail pourraient être sensiblement modifiées selon les entreprises. Tous les emplois seraient alors concernés, puisque des outils embarquant de l’IA permettent déjà de remplir de nombreuses tâches administratives, telles que l’écriture de mails ou l’exploration de bases de données. Il est ainsi intéressant pour un RH d’étudier dans quelle proportion les métiers de son entreprise pourraient être impactés par des applications d’IA. Cela permettrait de préparer des actions de développement des compétences, voire d’adaptation des volumes et de la répartition des emplois.
Ensuite, le rapport des salariés à leur travail doit être repensé dans le cadre d’une collaboration avec des technologies d’Intelligence Artificielle. Des outils de suggestion décisionnelle amènent par exemple à s’interroger sur la notion de responsabilité des salariés ainsi que sur le sens de leur travail. Une réflexion impliquant en amont l’ensemble des salariés viserait alors à établir un cadre de travail clair et unanimement consenti.
Enfin, la question de l’éthique n’est pas à négliger. Les Ressources Humaines peuvent se poser dès maintenant en précurseurs de la réflexion éthique en développant des principes et des processus aptes à protéger les collaborateurs des effets négatifs du recours à l’IA (biais algorithmiques, manque d’explicabilité des mécanismes décisionnels). Il n’existe finalement pas de conduite idéale face à l’Intelligence Artificielle. S’il semble probable que sa diffusion s’élargira fortement à moyen terme, ses effets différeront selon les entreprises. Il est donc impossible de définir une solution miracle, un processus à suivre pour l’ensemble des RH. C’est bien pourquoi il est important de chercher dès à présent à dépasser les deux réactions « classiques » évoquées en préambule, d’un enthousiasme immodéré ou bien d’un scepticisme tenace. Il convient de s’informer précisément sur les capacités des outils que l’on nous propose, afin justement d’être en mesure de se forger une conviction personnelle et critique sur l’Intelligence Artificielle. De nombreuses questions doivent être posées avant d’adopter des applications : cet outil que l’on me présente a-t-il un véritable intérêt à intégrer une IA, ou bien n’est-ce qu’un habillage marketing ? Quels métiers pourraient être impactés par le déploiement de cette solution ? Comment les aider à l’intégrer dans leur quotidien ? Quelles nouvelles compétences devront-ils développer dans le cadre de cette collaboration ? Cette IA qui prend en charge une partie de ma relation avec les collaborateurs ne risque-t-elle pas d’affecter notre lien ?
Plus largement, cette attitude réflexive doit s’étendre à tout le domaine de l’innovation RH. Cet écosystème en pleine ébullition propose des solutions nouvelles, technologiques ou non, en nombre toujours plus important. Sans préjuger aucunement de leur qualité, il semble nécessaire d’accentuer l’interrogation sur leur pertinence : il advient en effet parfois que les RH fassent de « l’innovation pour l’innovation ». Prenons le temps du recul. Le design thinking est une excellente méthode de créativité, mais est-elle pour autant adaptée à tous les contextes ? La résolution d’un problème donné passe-t- elle nécessairement par un outil technologique, ou bien un travail sur les organisations et les processus préexistants pourrait-il également convenir ?
Finalement, qu’il s’agisse de l’Intelligence Artificielle comme des autres champs de l’innovation RH, la priorité est bien d’adopter et de cultiver une posture dynamique de questionnement. Les innovations doivent être accueillies avec enthousiasme, mais elles doivent avant tout pousser à remettre en question ses propres pratiques avant de considérer leur adoption.